GÉRER LA RELATION CLIENT SANS PROGRAMME DE FIDÉLISATION: Le cas du groupe Four Seasons

ENTRETIEN AVEC JEAN-PIERRE SOUTRIC, DIRECTEUR CORPORATE AND TRAVEL INDUSTRY SALES EUROPE DE FOUR SEASONS HOTELS AND RESORTS
Le groupe Four Seasons est connu pour l'excellence de sa qualité de service. Jean-Pierre Soutric, spécialiste de l 'hôtellerie de luxe, nous explique comment, au sein de ce groupe, la gestion de la relation client est intimement liée à une qualité exceptionnelle de service qui repose avant tout sur l'écoute et la connaissance poussée du client, mais aussi, sur un management particulier du personnel en contact.
DM : La gestion de la relation client est une question très importante pour beaucoup de directions marketing. Comment vous situez-vous par rapport à cette problématique ?
Si vous voulez bien, je voudrais d'abord revenir sur une spécificité forte des biens et services de luxe, sur ce qui constitue l'essence du luxe selon moi. Quand on achète un produit de luxe, par exemple un sac à main de la marque Vuitton, ou une robe de grand couturier, qu'achètet-on ? Qu'est-ce qui est important pour la cliente ? La peausserie ? Le nombre de poches ? La taille des anses ? Est-ce que ce sont ces attributs physiques qui comptent le plus ? Je ne crois pas. Ce qui est fondamental, ce sont les avantages que la cliente va en retirer, les bénéfices. Ce sont par exemple le plaisir d'être élégante, une reconnaissance, un statut social. Bref, ce qui est important relève du domaine de l'intangible. En matière de gestion de la relation client, c'est la même chose. La dimension intangible est cruciale. Ceci étant précisé, je peux maintenant vous parler de la gestion de la relation client chez Four Seasons. Nous avons de très beaux produits à l'instar de l'hôtel parisien George V. Mais ces hôtels, finalement, c'est un peu comme l'arbre qui cache la forêt. Chez Four Seasons, nous n'avons jamais fondé nos valeurs sur la beauté de nos hôtels. Nous n'avons jamais cru que ces caractéristiques intrinsèques, physiques, sont les raisons pour lesquelles nos clients viennent chez nous. Au sein du groupe, le ferment de la stratégie c'est la qualité de la relation avec la clientèle. Et pour atteindre cela, tout est fondé non pas sur le client mais sur l'employé. Ce dernier est au centre du service. Nous avons une règle d'or, il n'y en a qu'une, elle vaut ce qu'elle vaut, mais elle est vraie dans tous les domaines. Il s'agit simple- ment de traiter les personnes avec lesquelles on est en interaction, de la même manière que l'on voudrait être traité soi-même. Cette règle s'applique à tout le monde : clients, employés, fournisseurs, partenaires. Notre straté- gie repose complètement là-dessus et beaucoup moins sur le produit physique. Ce dernier existe, mais en paral- lèle. C'est ce choix stratégique qui a permis au groupe d'arriver là où il se trouve aujourd'hui et surtout d'avoir un niveau de service qui est indiscutablement un des meilleurs au monde. Vous savez, c'est un travail colossal, qui demande une exigence personnelle et individuelle très forte, de la part du management, mais également de la part de nos employés. Pour illustrer cela, je vous propose de faire un exercice, un quelconque matin de cette semaine : levez-vous et traitez toute la journée toutes les autres personnes comme vous voudriez qu'elles vous traitent et à l'inverse, quand il y a une personne désagréable qui vous traite mal (vous vous faites « jeter » par un garçon de café par exemple) traitez le bien, même si vous êtes énervé, et vous verrez, cette sorte de magie qu'il y a entre les relations humaines. . . C'est ce qui fait que notre service va se différencier de nos concurrents, et c'est bien là le but ultime, la différenciation.
DM : Ce que vous nous décrivez repose certainement sur un management bien spécifique ?
En effet, je vais vous donner un exemple. Imaginez un client qui arrive chez nous à Bora Bora après 20 heures de voyage. Son séjour chez nous c'est quelque chose d'un peu exceptionnel, c'est peut-être même le voyage de sa vie. On n'a donc absolument pas droit à l'erreur. Ce client arrive, il est exténué. Le vrai luxe va se manifester dans le fait que l'organisation a parfaitement anticipé ses besoins. Sa chambre est prête, on lui sert son petit déjeuner face à un paysage magnifique. Ce n'est pas de la prétention, c'est de la simplicité. Ce que je vous décris, c'est l'histoire de chaque client qui arrive dans chacun de nos établissements. Nous sommes véritablement et sincèrement soucieux de son confort, de son bienêtre. Ce qui est important, et que vous ne lirez pas dans les ouvrages de marketing, c'est que tous les matins, le doorman, le bagagiste, le guest-relation, le concierge, et même l'employé au room-service qui vous apporte votre café frais sachent exactement qui vous êtes, pourquoi vous êtes à Bora Bora cette semaine. Si l'on raisonne au niveau du groupe Four Seasons, cela fait environ 35 000 personnes qui savent tout ce qui se passe dans la tête de chaque client. C'est cela la vraie relation clientèle. Comment obtenir ce résultat ? Essentiellement parce que chaque chaînon du réseau est fondamentalement intéressé au bien être du client. Les salariés sont très fortement associés à l'ensemble de l'entreprise. Ainsi, nous faisons tout pour que les relations conflictuelles managers-employés n'existent pas. Pour atteindre cet objectif, tous les mois, dans tous les hôtels, le directeur se réunit avec le collège des employés, le collège des agents de maîtrise et le collège des cadres. La relation est directe et les employés peuvent parler de leurs problèmes, de leurs ambitions, de leurs idées, en direct, de manière totalement Ubre. Seul le directeur est habilité à prendre des notes. Ensuite, il va travailler avec le comité de direction, sur ce qui est remonté de ces réunions. Ces réunions ont un nom et un modus operandi bien précis, nous les appelons « ligne directe ». Développer nos employés est un véritable objectif. Cela commence par être proche d'eux, connaître leur prénom, connaître leur vie, savoir quand ils ont des difficultés. Ce n'est pas du paternalisme, c'est simplement s'intéresser de manière sincère à toutes ces personnes. Avec les clients, cela fonctionne de la même manière.
DM : Comment procédez- vous pour « connaître » la vie de vos clients ?
Derrière chaque client il y a une histoire. Nous ne perdons jamais de vue que nous devons apprendre cette histoire. Souvent le premier point de contact que nous avons avec le client, c'est l'agence de voyage par laquelle celui-ci est passé. Ces agences, qui proposent des prestations très haut de gamme, en général, elles connaissent leurs clients de A à Z. Nous obtenons donc énormément d'informations auprès de ces agences. Ensuite, durant son séjour chez nous, le client nous fournira également de nombreuses informations. Nos femmes de chambres ont dans leurs poches des carnets sur lesquels elles notent tout. Au sein de chaque établissement nous avons un poste qui est celui d'historien. Son rôle est de collecter et de centraliser toute cette information. Lorsque le client réserve directement par téléphone auprès de l'établissement nous devons profiter de ce moment pour véritablement entrer en relation avec lui. Je vais vous raconter une anecdote. Je passais en réservation au George V et tous les employés étaient occupés, j'ai donc répondu au téléphone pour prendre une réservation. C'était un client new-yorkais que je ne connaissais pas. Je lui ai demandé s'il venait à Paris pour une raison spécifique. U venait pour se fiancer. Ces informations, on les obtient si on s'intéresse vraiment au client. C'est comme cela, qu'avec l'accord de ce client, nous avons pu lui prévoir un instant « magique » pour faire sa déclaration. Ce qui est important, c'est de savoir aller chercher toute l'émotion qu'il y a avi fond de la personne. Dans certains établissements, notamment dans les grandes villes, nous avons un taux élevé de clients réguliers (3 à 10 visites par an) et il est fondamental de connaître ces clients en particulier et de rester en contact avec eux.
DM : Avec ce souci du détail vous devez avoir une base de données clients magnifiquement renseignée. Comment l'exploitez-vous ?
La première chose que vous devez savoir, c'est que nous n'avons pas de programme de fidélisation au sens classique du terme. Lorsque vous séjournez chez Four Seasons, vous ne gagnez rien, ni points, ni miles, ni rien. Nous ne sommes pas non plus sur un quelconque programme de compagnie aérienne. Ce qui n'empêche pas que nous ayons des clients très fidèles. Ils sont fidèles à notre marque, pas à un programme de fidélisation. Notre travail c'est de bien identifier les clients fidèles (il y en a qui ne voyagent qu'avec nous !) et surtout, de ne pas les traiter comme des numéros. On parle de GSP (Guest Service Profile). Contrairement, par exemple, aux compagnies aériennes, nous ne gérons pas des millions de clients, donc nous pouvons et devons vraiment connaître nos GSP. On a quand même quelques dizaines de milliers de voyageurs. Une ressource leur est dédiée dans chaque établissement. La base de données est centralisée et gérée au niveau du siège. Si ces clients sont d'accord, nous conservons leur profil : ce qu'ils aiment, ce qu'ils n'aiment pas. Il y a des gens qui ont horreur des étages, des fumeurs qui ont besoin d'un balcon, d'autres qui ne supportent pas les draps blancs. . . Nous ne sommes vraiment pas dans une logique de volume. On ne parle pas de numéro mais de Monsieur X ou de Madame Y. Nous communiquons avec ces clients quatre fois par an, pas une de plus. Seul notre président est habilité à le faire, ce qui est un signe de reconnaissance. Le reste du temps il n'y a pas de contact, on ne les envahit pas de SMS, d'e-mails, etc. Mais chaque fois que l'on s'adresse à eux, c'est pour leur faire des propositions substantielles. Par exemple, en ce moment il y a une offre sur toute l'Europe où nous offrons la 4e nuit, s'ils séjournent 3 nuits dans nos hôtels, et aux Etats-Unis, s'ils restent 2 nuits nous leur offrons la 3e (en raison de la crise). Nous essayons de faire en sorte que la gestion de la clientèle se fasse de manière très discrète et très neutre. Ces quatre contacts peuvent se faire par courrier ou e-mail selon ce que le client a choisi. En Europe et en Amérique les clients optent plutôt pour le courrier alors qu'en Asie et au Moyen-Orient ils manifestent une préférence pour l'e-mail. Ce que l'on offre également à nos clients fidèles ce sont des gift cards. Par exemple, quelqu'un qui aurait séjourné deux semaines dans la suite présidentielle de Bora Bora se verra offrir une gift card de 1 000 euro. Enfin, cette base de données n'est jamais vendue. Souvent des maisons de luxe nous ont approchés, mais on ne le fait pas.
DM : Nous avons évoqué la gestion de la relation avec les clients finaux. Qu'en est-il de vos prescripteurs ?
Les prescripteurs pour nous, relèvent de l'industrie du voyage. Il y a les détaillants, c'est-à-dire les agences de voyage classiques et les grossistes, que l'on appelle les voyagistes. Par exemple dans cette dernière catégorie, nous travaillons avec Kuoni ou encore Jet Tours sur leurs brochures haut de gamme. Nous avons la même relation avec nos prescripteurs qu'avec nos clients directs et nos partenaires. Nous ne voulons pas faire de différence et c'est difficile parce que dans le monde du voyage l'expérience se vit in fine, devant le client final. Mon travail et celui de mon équipe est d'avoir la même qualité de relation avec ces agences qu'avec vous lorsque vous venez faire votre check in dans un établissement. Cela demande un travail extraordinaire, de sincérité, de suivi, d'attention, et c'est aussi ce qui fait la magie de notre marque. C'est un des secrets de la relation clientèle qui peut donc être directe ou indirecte. La relation que nous entretenons avec nos distributeurs doit être une relation de confiance totale. C'est un partenaire stratégique : dans la plupart des resorts, 60 à 90 % des réservations passent par ce canal. Mon équipe et moi-même rencontrons les distributeurs quasiment tous les 3 mois. L'avantage, c'est qu'il y a finalement assez peu d'agences de voyage qui se déthent à une clientèle fortunée. C'est pour cela que je suis tout le temps sur la route. J'ai une toute petite équipe, pour l'Europe nous sommes 5. Parmi nos prescripteurs, il y a un segment d'agences bien spécifiques, ce sont des détaillants très haut de gamme. Il y en a 90 dans le monde. Ces 90 agences sont des prescripteurs incroyables. Il y en a une trentaine en Europe et les autres sont en Amérique. C'est avec eux que nous réalisons nos plus beaux dossiers. Nous avons aussi développé quelques partenariats, dont American Express est le principal. Nous avons un accord avec eux pour leurs porteurs de carte Platinum et Centurion, ce qui nous donne accès à une clientèle qui a du pouvoir d'achat. Avec eux on négocie tous les ans un certain nombre de choses qui permettent d'accéder à cette clientèle. Finalement, nous n'avons pas de politique de partenariats énormes.
DM : Vous nous avez parlé de vos prescripteurs, mais pas d'Internet. Quelle est sa place dans votre distribution ?
Nous nous posons beaucoup de questions autour du Web. C'est un outil extraordinaire, mais qui a un inconvénient majeur : il est complètement dépersonnalisé. Il y a deux sortes de partenaires sur Internet, ceux que vous choisissez et ceux que vous subissez. Par exemple, il y a des sites qui vont chercher de l'information sur les GDS1. Vous êtes donc présents sur ces sites sans avoir votre mot à dire. Nous travaillons avec certains sites choisis, cohérents avec notre positionnement, (par exemple www.fivestaralliance.com). Ceux-là peuvent réserver nos hôtels contre une commission. Mais attention, nous avons une politique de prix très claire. Le pricing ne se fait pas par canal de distribution. Nous parlons d'integrity pricing policy. Cela signifie que ces partenaires ne bénéficient d'aucun deal. Nos produits sont tous vendus au même prix, quel que soit Ie canal de distribution.
DM : Votre clientèle est internationale, cela a-t-il des conséquences sur la gestion de la relation ?
Par ordre décroissant d'importance nos clients sont nord-américains, puis européens. La clientèle asiatique pèse à peu près autant que la clientèle du moyen orient. Ensuite viennent les pays émergents. Ce qui est formidable, c'est que les valeurs que nous portons existent partout : service, gentillesse, sincérité. Quelle que soit la raison pour laquelle vous voyagez, quelle que soit votre culture, vous serez sensible à la gentillesse sincère. En revanche, tous ne réagiront pas à l'identique. Il est difficile de faire sourire un russe, compliqué d'obtenir des informations sur la vie privée d'un japonais. Mais cela ne fait rien, ce qui fait la beauté de ce métier, c'est qu'il ne faut avoir aucun a priori.
DM : Quelles sont, selon vous, les erreurs à ne pas commettre en matière de gestion de la relation client ?
Depuis le début de la crise, en octobre 2008, j'ai le sentiment qu'il faut être encore plus proche de ses clients. Une statistique nord américaine indique que quand on perd un client, dans 75 % des cas, c'est parce qu'on ne lui parle plus. Peut-être est-ce une façon de dire qu'il faut être fidèle à ses clients. Une autre erreur à éviter, c'est de ne pas écouter ses clients. Imaginons une jeune fille qui entre dans une boutique de luxe pour acheter un foulard en soie pour les cinquante ans de sa maman. Cette jeune fille n'a pas l'habitude de ce genre de boutique, elle est intimidée et elle va faire un achat conséquent et lourd de sens. Si la vendeuse la toise, si elle ne la questionne pas, elle restera sur un a priori (elle n'a pas la tête de la cliente habituelle) et ne cherchera pas à entrer en relation avec elle. Pourtant, cette jeune fille est peutêtre la cliente de demain. L'industrie du luxe en France souffre parfois de ce défaut. Rentrez donc dans certains palaces parisiens, vous aurez de la chance si l'on vous dit bonjour. La relation client, cela commence par ne pas juger. Nous faisons un métier d'accueil, donc d'hospitalité. Au Moyen Âge, à l'hospice on accueillait TOUT le monde. La relation client c'est faire en sorte que tout soit comme le client le souhaite. Bien sûr, c'est d'autant plus difficile qu'il y a un nombre de clients élevés. Pour autant les clients ne doivent pas être traités comme des numéros. C'est pourtant ce que l'on peut reprocher même à de très belles maisons. Dans certains magasins de luxe il y a un flot permanent de clients. . . Comment établir une relation client ? Est-ce que ce process industriel est fondamentalement opposé à un service clientèle ? C'est à vous, universitaires, de répondre ! En tout état de cause, la sincérité de l'accueil de la personne qui fait votre check in quand vous arrivez à l'hôtel ne doit pas être liée au nombre de chambres. Evidemment, plus l'hôtel est grand, plus il est difficile d'accorder du temps à chaque client. Donc il faut développer des processus adaptés. Nous avons la chance d'avoir des unités assez petites. La taille moyenne de nos établissements est de 200 chambres (la plupart des nouveaux hôtels de luxe sont sur du 100/150) et on arrive à établir une relation. Je crois que l'on assiste à une prise de conscience dans les entreprises. Nous sommes régulièrement sollicités par des entreprises qui souhaitent savoir comment nous procédons. Et pas seulement dans le secteur du luxe. L'année dernière j'ai été invité à la convention d'une grande enseigne spécialisée dans le bricolage, j'y ai vraiment rencontré des gens avec une réelle démarche de qualité de service.

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