LA RELATION CLIENT SUR INTERNET: Les banques mettent leurs clients au travail


Faire participer les clients au processus de servuction n'est pas un phénomène nouveau. Pour qu'un service se réalise, la présence du client est obligatoire tout comme généralement sa participation à ce service (3). Depuis l'avènement de la grande distribution et du libre service, les consommateurs jouent un rôle non seulement prépondérant dans le processus de servuction, mais aussi plus actif. Bref, ils assistent, participent et contribuent aussi à la prestation de service.
A terme, une partie du personnel de contact, comme les caissières par exemple, risque fort de disparaître au profit de caisses automatiques ou autres instruments numériques. C'est ainsi que les distributeurs automatiques sont de plus en plus présents dans le domaine des transports en commun ou encore la distribution de produits de consommation courante comme des boissons ou des friandises. Les salariés, dans ce cas, disparaissent et le service est directement réalisé par le client, sans que l'entreprise ne mette à sa disposition du personnel dédié. Les clients remplacent donc les employés. L'objectif peut être de gagner du temps, d'augmenter la rentabilité, de réduire les coûts et donc d'augmenter les profits. Pour certaines sociétés de service, la pression concurrentielle dicte un accroissement de la productivité. Pour d'autres, les objectifs sont moins nobles et il s'agit plus de réduire les coûts à l'extrême, et sans aucune considération des répercussions sociales. Inutile de dire ici à quel point la récession actuelle exacerbe les réactions des publics face à des politiques jugées trop radicales de suppression des emplois. Le consommateur qui favorise l'utilisation des services automatisés finit par tuer l'employé-consommateur.
Avec le développement de la relation client sur Internet, non seulement les clients remplacent de plus en plus les salariés, mais ce processus est industrialisé dans l'objectif de développer un nouveau modèle économique. Cela peut procurer des avantages au client en lui évi- tant de se déplacer pour acheter ses produits ou pour obtenir des renseignements. Par ailleurs, de nombreux sites permettent aux internautes de personnaliser des produits dans le cadre d'une individualisation (customisation) de l'offre. C'est le cas dans des domaines aussi différents que l'informatique avec Dell, de la confiserie avec M&M's, de l'habillement avec Nike, du luxe avec Longchamp ou encore de la joaillerie avec Boucheron. La distribution sélective n'échappe donc pas à ce phénomène mondial. Dans ce cadre, si le consommateur travaille, il réalise un produit qui, semblant être unique, obtiendra derechef une certaine valeur ajoutée. Cependant, bien souvent, cette personnalisation n'existe pas réellement et l'externalisation de l'offre de service sur Internet est surtout à l'avantage des entreprises. L'objectif recherché n'est pas d'apporter un service à la clientèle mais plutôt de réduire les coûts de production du service. Le commerce s'effectue donc sans aucune relation entre le consommateur et le personnel de l'entreprise et l'internaute doit travailler s'il veut consommer. Ce qui montre, une fois de plus, que la notion de partage des bénéfices entre l'entreprise et le consommateur reste éminemment théorique.
Le secteur bancaire : les « clients-salariés » érigés en modèle économique
Sur le sujet précis, un domaine d'activité retiendra particulièrement notre attention : le secteur bancaire. En effet, les banques universelles françaises promettent une relation individualisée sur Internet. Mais, en y regardant de près, celle-ci n'est pas à l'avantage des clients, car toute négociation est impossible sur le Web. Par ailleurs, l'utilisation de moyens de communication interpersonnels comme la webcam sont pour l'instant impossible, mis à part pour des banques en ligne comme « Monabanq ». Enfin, l'utilisation des échanges mail, loin d'être encouragée, est systématiquement rendue difficile (4). Les banques essaient-elles de décourager les clients à communiquer avec elles ? Tout semble l'indiquer.
Dans le cadre de la relation individualisée entre les banques et les consommateurs, ces derniers remplacent les salariés pour toutes les opérations courantes sans valeur ajoutée. Pour retirer de l'argent, ils doivent aller au distributeur automatique de billets, les agences refusant de plus en plus souvent ce service. Il en est de même pour l'encaissement des chèques, les clients remplissent eux-mêmes les bordereaux et les déposent dans les boîtes à lettres prévues à cet effet dans les agences. Dans certaines banques à l'étranger, le fait de se rendre trop souvent au guichet a un coût : il faut payer pour dissuader de « déranger » le personnel au comptoir. Peut-être que la Poste, en tant qu'institution financière, finira par appliquer ce principe pour réduire les files d'attente, ce qu'elle n'a pas encore réussi à faire d'une autre manière. Dans ce dernier cas, l'ouverture à la concurrence semble annoncer de profonds et soudains remaniements allant dans ce sens, avec pour objectif de réduire Ie temps d'attente à 9 minutes !
Sur le Web, les clients peuvent éditer des RIB, commander des chéquiers, faire des virements, mais aussi consulter leur compte, ce qui est de plus en plus difficile en agence. Ces transformations profondes dans Ia gestion du contact client amènent peu à peu ce dernier à changer de statut en devenant non plus un simple client mais aussi un collaborateur de sa banque dans la mesure où il remplace les salariés pour produire le service bancaire (1). Et ce phénomène s'accentue avec la disparition progressive des clientèles traditionnelles et plus âgées, laissant place à de nouveaux clients, plus jeunes, ayant grandi avec un ordinateur.
L'externalisation de la gestion de la relation client a pour conséquence une diminution de la fréquentation des agences bancaires physiques. En effet, si 44 % des Français se rendaient régulièrement dans leur agence bancaire en 1999, ils n'étaient plus que 35 % en 2006 (Rapport 2007 de la Fédération Bancaire Française : « le secteur bancaire en chiffres »). Cela pourrait aboutir au fait qu'il y aurait trop de succursales. Une trop grande présence de ces dernières deviendrait une faiblesse alors qu'auparavant il s'agissait d'un avantage concurrentiel.
Par ailleurs, comme pour d'autres secteurs, les banques laissent les internautes donner leur avis (tout au moins en partie), communiquer entre eux sur leur site afin de puiser des informations permettant de mieux comprendre leurs attentes et de créer un marketing viral favorable à l'enseigne. Cette stratégie dite de Crowdsourcing1 a pour objectif de faire participer les clients à la vie du site sans les rémunérer. La grande majorité des banques françaises développe une stratégie Web 2.0 où les clients peuvent participer au contenu du site sous la forme de forum de discussion. La caisse d'Epargne a même développé une communauté en ligne où les jeunes internautes peuvent créer un avatar (agent virtuel) et développer un projet que les autres membres de la communauté peuvent soutenir, ou pas.
Entre parenthèses, certaines entreprises en dehors du secteur bancaire vont encore beaucoup plus loin dans cette stratégie. Par exemple, la marque de luxe Dupont sur son site Minijet laisse aux internautes le soin de réaliser des publicités mettant en scène leur briquet dont la cible est les 20-30 ans. Ce sont donc les internautes, avec leurs propres outils de production (caméra personnelle, ordinateur, logiciels, etc.) qui vont travailler comme autant d'agences de communication et faire connaître à leur entourage la réalisation de leur film. La marque est donc mise en avant grâce au travail des clients.
Alors que pendant des années, les entreprises ont externalise leurs activités, elles réintègrent aujourd'hui une partie d'entre elles gratuitement, grâce aux ressources financières de leurs clients et à leur temps disponible. Cependant, une certaine résistance des clients se manifeste. Il y a donc un autre côté de la médaille et c'est précisément ce que nous allons étudier maintenant.
La résistance du « client-salarié » : un danger pour les banques
Bien entendu, la banque à distance apporte certains avantages aux consommateurs. Le service est pratique car accessible 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24. Les clients peuvent ainsi mieux gérer leur temps et ne pas systématiquement se déplacer en agence.
Mais de nombreux internautes utilisent le Web afin d'éviter l'interaction avec les commerciaux2, car les clients ont de plus en plus tendance à considérer que les salariés deviennent un obstacle entre eux et le service. De plus, ils s'estiment souvent plus compétents que les conseillers financiers (après ce qui vient de se passer dans le monde de la finance, ce sentiment risque d'être renforcé). Le site Internet des banques pourrait donc apparaître comme étant moins manipulateur qu'un commercial, ou encore un conseiller financier privé. Cela représente un réel danger pour les banques. Au lieu de fidéliser la clientèle, cette externalisation de la relation avec cette dernière, pousse de plus en plus de consommateurs à ne pas se rendre en agence ce qui augmente leur détachement envers l'enseigne physique et les conseillers financiers. Durant ces dernières années, cet éloignement physique du consommateur a développé aussi la loyauté multiple, et donc partagée. Le Web peut être une excellente plateforme pour le relationnel, mais constituer aussi et à la fois une source de désengagement.
Pour ce qui concerne les réseaux sociaux initiés par les banques, ils ont été largement dénigrés dans une étude qualitative menée en décembre 2008 (5). Les internautes résistaient très largement à l'idée de remplacer leur banquier au niveau des conseils à donner en participant à des discussions sur des blogs ou à des forums. Le manque de fiabilité des informations données a aussi été dénoncé.
Ainsi, G externalisation forcée de la relation bancaire individualisée pour des opérations courantes, tout comme les opérations de communication menées par des banques via du crowdsourcing ne sont pas forcément des formules bien admises par les clients. Par ailleurs, les plus démunis, les personnes âgées, les clients atteints de malvoyance ou de difficultés de lecture peuvent être exclus de cette nouvelle relation Internet rendue de plus en plus obligatoire et potentiellement contraignante. Une nouvelle discrimination viendrait donc élargir le fossé entre ceux qui ont les moyens financiers et les capacités d'utiliser Internet, et les autres, « moins performants », subissant cette nouvelle pression à leurs dépens. Si une discrimination envers les clients peu rentables existe depuis longtemps (2), cette fracture numérique ne ferait alors qu'amplifier le phénomène.
Il est possible de comprendre que de nombreuses entreprises utilisent Internet afin de nouer des relations avec leurs clients et profiter ainsi de leur travail à distance. Mais quand des banques créent un modèle économique où les clients doivent payer, en s 'acquittant d'un forfait, pour faire le travail à la place des employés, elles dépassent alors les limites. Nous nous trouvons alors dans une situation bien paradoxale. Elle est franchement anormale et mérite d'être dénoncée. Dans un secteur où les dirigeants rechignent à ne pas toucher leurs primes, alors que leur gestion catastrophique conduit les établissements bancaires à être sous perfusion de fonds publics, ces mêmes établissements font payer leurs clients pour qu'ils remplacent leurs salariés ! Comment peut-on être défavorable alors à une certaine régulation du système et de ses abus chroniques ?
La mise en concurrence des clients-salariés et des salariés euxmêmes
Un autre danger est aussi à noter. Pour l'instant, les conseillers commerciaux des banques ne sont pas bien intégrés ni formés à une gestion multi-canal de Ia relation client, bien que la gestion du couple « relation physique/relation électronique » soit indispensable à une relation de qualité à long terme (6).
Aucun lien social entre l'enseigne et le client n'étant vraiment cré sur Internet (4), ce lien devrait être d'autant plus fort dans les enseignes physiques. Mais, face à des clients experts, le vendeur peut se sentir dépossédé de son rôle de conseiller. Il peut percevoir qu'il ne sert plus à rien, ou à pas grand-chose. C'est pourquoi la question de la mise en concurrence du client-salarié avec les salariés mérite que l'on s'y attarde. Cette interrogation n'est pas anodine. Combien de médecins sont-ils exaspérés d'être ainsi remplacés par des sites d'autogestion médicale et d'automédication ? Pour revenir aux banques, Internet peut être perçu comme un canal de communication réduisant l'asymétrie d'information au profit du consommateur, et un canal de distribution susceptible de remplacer les salariés par les « clients-salariés ».
Par ailleurs, la relation sur Internet met le consommateur dans une situation où, de chez lui, il va pouvoir contrôler les opérations effectuées en agence par le personnel. De client, il est passé au statut de clientsalarié puis de cadre en pouvant contrôler le travail fait en agence grâce à la possibilité de suivre ses comptes à tout moment. La transparence est non seulement totale, mais elle devient alors pesante.
Cette mise en concurrence quasi systématique, plutôt que la recherche d'un travail collaboratif entre les clients-salariés et le personnel, telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui par les banques, n'augure pas d'une bonne intégration entre les différents canaux de distribution et donc d'une bonne gestion de la relation client dans le cadre d'une stratégie multi-canal.
Conclusion
De nombreuses entreprises profitent du travail de leurs clients sur Internet. Par exemple, IKEA laisse le soin aux consommateurs de créer leur cuisine sur le Web. Ils téléchargent un logiciel leur permettant de placer leurs meubles sur un plan. Ils enregistrent ensuite ce plan sur le serveur d'IKEA et ils n'ont plus qu'à le faire valider par un vendeur dans l'enseigne physique. Des heures de travail sont ainsi économisées en magasin par la force de vente. Il y a une synergie positive entre le monde virtuel et celui du point de vente.
La FNAC fait aussi travailler ses clients en les invitant à évaluer des produits afin de renseigner d'autres consommateurs, et de nombreuses enseignes font du crowdsourcing afin d'intégrer le travail des internautes à leur site.
Mais le secteur bancaire a industrialisé ce processus sans forcément en mesurer les implications managériales. Ou alors, a-t-il trop donné la priorité à la gestion des coûts et au contrôle des clients, sans partage réel avec ces derniers ? A l'heure où la motivation de leur personnel est essentielle et où la fidélité de la clientèle fait défaut, ce statut de « client-salarié » demande à être particulièrement étudié par les banques. La volonté de faire travailler leurs clients afin de remplacer le personnel de contact, n'est peut-être pas la meilleure stratégie à mettre en oeuvre aujourd'hui, ou tout du moins sous sa forme actuelle.
Le réseau de distribution physique est peut-être sous-estimé en tant que créateur de liens avec les clients. Les sites Internet bancaires, à l'heure actuelle, ne développent pas vraiment de liens sociaux solides et susceptibles de remplacer intégralement la relation client en agence physique.

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